Inspectrice régionale d’éducation pour le plurilinguisme
Région de la Vallée d’Aoste
Concours Kamishibaï Plurilingue depuis 2018
Extrait de l’entretien réalisé avec Delphine Leroy le 15 février 2020 à Aoste dans le cadre du projet Erasmus+ Kamilala
Le contexte
Un jour, un collègue m’a dit : » Alors madame Vernetto l’éducation bilingue, c’est vous ? » Je lui ai répondu que l’éducation bilingue, c’est la Vallée d’Aoste !
Sur un petit territoire, plusieurs langues coexistent : l’italien et le français, langues officielles, l’allemand, et notamment les variantes Titsch et Töitschu, le francoprovençal et les langues de la migration ancienne (dialectes italiens) et récente. C’est un chantier d’expérimentation continue. Pour un didacticien plurilingue, c’est un terrain de travail idéal, parce qu’au fond le plurilinguisme est une manière de voir et de vivre le monde.
C’est autour des particularités linguistiques de la région qu’une forme de reconnaissance territoriale se manifeste et bien évidemment les enjeux linguistiques ne sont pas dénués d’implications larges sur la vie en société. Dans ce contexte, la place de la langue française, sa manière de l’envisager, comporte une dimension politique évidente pour le locuteur italien qu’il soit francophone ou non. Ainsi, pour pouvoir travailler en Vallée d’Aoste, l’obligation de réussite d’un examen de français est nécessaire. Ces influences traversent les familles et ma tâche consiste à opter pour une neutralité dans ce débat tout en promouvant le plurilinguisme, tâche ambitieuse mais facilitée, il me semble, par le fait que je ne sois pas valdotaine native.
Dans notre système scolaire, l’italien et français coexistent depuis la maternelle. Les enfants apprennent à lire et à écrire en italien et en français en même temps. Et puis, les disciplines sont enseignées dans les deux langues. Donc, des fois, le kamishibaï ou l’album bilingue ou l’album en langue française est utilisé comme une clé d’entrée dans les contenus disciplinaires chez les plus petits.
Afin d’avoir un aperçu des compétences en langues que les élèves atteignent tout au long de leur scolarité, un dispositif d’épreuves régionales de langues est d’ailleurs en place en vallée d’Aoste en complément du système national d’épreuves standardisées pour l’italien, les maths et l’anglais. Il concerne les classes de seconde et cinquième élémentaires, la dernière année de collège puis la deuxième année de lycée et la terminale. Les langues évaluées sont le français pour tous les niveaux scolaires et l’allemand pour les classes de la communauté Walser. Les tests sont adossés aux niveaux du Cadre européen commun de référence et reposent sur les quatre activités langagières : compréhension et production écrite et orale. Tous les élèves d’une classe d’âge sont concernés et reçoivent une certification du niveau de langue atteint. C’est une manière de reconnaître et valoriser leur engagement dans l’apprentissage des langues.
Pour une région de frontière, qui base son économie principalement sur le tourisme, la maîtrise de plusieurs langues est importante.
Ce n’est pas étonnant alors que la promotion du plurilinguisme caractérise nos politiques linguistiques éducatives, ce qui nous a poussés tout naturellement vers les approches plurielles des langues et des cultures. Notre démarche, surtout le travail auprès des enseignants, nous a permis d’inscrire ces approches plurielles dans le curriculum de la Vallée d’Aoste à tous les niveaux scolaires, cela a pu fonctionner parce que l’on est parti de la base. On a expérimenté à côté des enseignants qui souvent me disent : « Moi, je ne pourrais pas faire autrement. Maintenant que j’ai appris à faire, je ne pourrais plus revenir en arrière, je ne pourrais plus faire de manière différente « .
Nous sommes partis du terrain parce que souvent, les enseignants reprochent aux inspecteurs leur manque de pratique : « Vous êtes dans votre bureau, dans votre tour d’ivoire et puis nous, on ne sait pas comment faire. » Là, par contre, c’était l’inverse.
Notre région est devenue un terrain de recherche qui attire de plus en plus d’étudiants, de chercheurs qui interviennent dans nos écoles pour étudier notre système ou pour réaliser la phase expérimentale de leurs travaux.
Bio
Après le bac, j’ai fait deux ans de médecine. Je n’avais aucune envie d’enseigner, loin de moi cette idée. C’était le dernier de mes soucis. Et puis, il y a eu le Mexique…
J’y suis partie pour des raisons familiales et comme j’avais du temps libre j’ai voulu prendre des cours d’allemand à l’Alliance française. Maîtriser une cinquième langue pouvait faciliter ma recherche de travail au retour en Europe.
Lorsque je suis arrivée pour m’inscrire, la directrice, désolée, m’annonce alors que l‘enseignante d’allemand a dû rentrer en Europe et qu’elle a dû supprimer le cours. Mais elle me propose de donner des cours d’italien car des personnes demandent à apprendre cette langue.
Je n’avais jamais enseigné, je ne savais pas faire, je le lui ai dit. Mais j’ai essayé. Pourquoi pas ? J’avais du temps à occuper : j’ai commencé comme ça et j’ai adoré. Et j’ai eu des cours de français aussi.
C’est ainsi qu’a débuté ma carrière d’enseignante de langues à l’étranger pour un public d’adultes en contexte de mobilité. Sans mettre de mots dessus, j’avais une approche actionnelle et une approche communicative. J’étais incapable d’enseigner le français de manière traditionnelle… prendre le manuel, expliquer, faire l’exercice.
Rentrée en Italie, j’ai repris mes études à la faculté de langues pour devenir enseignante et à la fin de tout mon parcours je me suis dit que je ne pouvais pas aller dans les écoles comme ça. J’avais l’impression de ne pas avoir appris à enseigner. J’ai alors suivi des formations, tout d’abord en France et puis en Espagne.
La première année d’enseignement j’ai été affectée dans un lycée linguistique. Je proposais à mes élèves des simulations globales, ou je leur demandais d’inventer des bandes dessinées. Je trouvais qu’ils étaient excellents, ils avaient un bon niveau de français à l’oral comme à l’écrit. Au mois d’octobre (les écoles commencent au mois de septembre) j’entre dans la salle des profs où une collègue m’interpelle, car nous avions toutes deux les classes de première. Elle me dit : « ah ils ont un niveau lamentable ». Je lui réponds que non, moi je n’ai pas cette impression. » J’ai fait un devoir et figure toi, ils ne savaient pas le féminin de sanglier ». Je la regarde et rétorque : « Écoute-moi, je n’ai jamais rencontré de sanglier dans ma vie. Si j’en rencontrais un, le dernier de mes soucis serait de savoir si c’est un sanglier ou une laie. » Elle faisait des contrôles de grammaire, de vocabulaire : sangliers, laies, marcassins, des trucs comme ça. Mais quel intérêt cela représente dans l’apprentissage de la langue, son fonctionnement, le lexique ? Et puis les élèves détestaient parce que ce n’était que du par cœur qui n’avait finalement aucun sens.
Après quelques années je suis devenue formatrice et j’ai commencé à enseigner à l’université. Des cours de français d’abord, puis de didactique des langues et de littérature de jeunesse pour les futurs enseignants.
Là encore j’ai étudié : je suis allée voir comment les francophones utilisaient les albums jeunesse et j’ai commencé à y former mes étudiants et enseignants et à expérimenter avec eux. Je ne pouvais pas envisager l’enseignement à l’université pour ce public uniquement comme un enseignement théorique.
J’ai toujours cherché comment montrer ce qu’on pouvait faire à partir de la théorie. Et c’est ma chance : je suis toujours entre les deux, j’appuie un peu plus sur l’aspect pratique des outils avec toujours un ancrage théorique bien défini. C’est mon côté « ménagère ». Il faut être concret.
Certains étudiants me disent : « Avant de commencer ce cours, je me disais que je n’enseignerai jamais les langues, que c’est trop difficile. Je ne peux pas le faire. Maintenant, je sais que je peux faire. C’est encore difficile. Je m’en rends compte, mais au moins, j’ai des points de repères théoriques et surtout, je sais comment faire. Et je sais comment résoudre les problèmes si j’en rencontre. »
Je suggère à mes étudiants une posture de chef de cuisine. Je leur dis : « vous pouvez faire de la pédagogie Bofrost (qui est une entreprise qui livre des plats surgelés à domicile), c’est-à- dire vous ouvrez le frigo, vous regardez quels sont les surgelés que vous avez là. Vous les passez au micro-ondes, et vous mettez tout le monde à table. Mais moi, je veux que vous fassiez une pédagogie Masterchef : c’est-à-dire que vous avez des invités, chaque invité à ses besoins, a son style différent. Il y en a un qui est allergique aux poireaux, un autre qui déteste la viande. Vous ouvrez le frigo et vous décidez avec ce que vous avez au frigo, ce que vous pouvez faire pour ce public. »
Le concours
L’organisation des Concours Kamishibaï plurilingues est une longue histoire qui commence en 2009. Nous nous sommes lancés dans l’expérimentation de l’éveil aux langues et, plus en général, des approches plurielles en Vallée d’Aoste, notamment grâce à un projet européen (Coménius Regio) réalisé avec des écoles bilingues Français/ occitan et français/catalan de l’Académie de Montpellier. C’était un projet autour d’un outil, les sacs d’histoire, que nous avons réalisé en collaboration avec Michel Candellier, qui a assuré la formation de nos enseignants et Elisabeth Zurbriggen qui était la responsable du dispositif à Genève. Les sacs d’histoires sont utilisés dans différents pays francophones : Canada, Luxembourg, France. La particularité de notre démarche est que nous avons impliqué les langues régionales aussi : le francoprovençal et le le Titsch pour la Vallée d’Aoste, l’occitan et le catalan pour l’académie de Montpellier. Les résultats étaient concluants, le projet était d’une grande richesse et sa dissémination a fait tache d’huile. Là aussi, notre atout a été celui de montrer concrètement aux enseignants les avantages de l’éveil aux langues à partir d’un support conçu pour eux et adapté à notre contexte.
En effet, l’intérêt d’un projet européen est qu’il permet d’avoir l’argent pour expérimenter, pour faire de la recherche-formation, c’est-à-dire associer la recherche à la formation des enseignants et expérimenter pour voir si le dispositif fonctionne. C’était le cas des sacs d’histoires. Au départ, je ne pouvais pas savoir si cet outil allait marcher, si les enseignants étaient prêts à s’en approprier. Mais du fait du projet européen, un protocole d’expérimentation a été déployé, des questionnaires de suivi pour les enseignants, les élèves et les parents ont été administrés, un comité scientifique a coordonné et accompagné toutes les activités et validé les productions. Une fois le résultat approuvé, le moment de diffuser et d’élargir la formation à un plus grand nombre d’enseignants est venu. Et on pouvait s’appuyer sur une expérience et des données solides.
Beaucoup de nos enseignants sont alors entrés dans le dispositif. A partir de là, comme les collègues occitans utilisaient les kamishibaï en bilingue, français/occitan ou en français/ catalan, ils ont formé nos enseignants à cette technique, et nous nous sommes attelés à un premier projet de Kamishibaï.
Grâce à Dulala, j’ai été invitée en 2017 au concours international. L’idée de créer des concours nationaux ou régionaux initiaux a été lancée, pour participer par la suite au concours supranational. En 2018 la première édition du Concours Kamishibaï plurilingue a eu lieu, depuis nous avons continué.
Je ne trouve pas que ce soit lourd de l’organiser, j’ai une équipe qui collabore avec moi. Et puis, ce qui m’a motivé, c’est vraiment l’enthousiasme des enseignants. L’année passée (2018), on a eu mille et quelques élèves qui ont participé au concours. Et cette année aussi, nous avons commencé les Kamishibaï à l’école maternelle, l’école élémentaire. Maintenant, nous avons des classes de collège qui participent aussi.
Le besoin des enseignants de partager leur expérience et de se confronter est aussi rempli par le partage autour de l’organisation du concours. J’ai eu envie de les mettre en contact pour qu’ils puissent communiquer autour de nouveautés, les empêchant de se lasser. C’est-à-dire, de les amener à travailler toujours sur les approches plurielles, l’éveil aux langues, mais en ayant l’impression de faire quelque chose de différent.
Portrait mené dans le cadre de la production du livret intitulé “Guide pour toute structure éducative souhaitant mettre en place un Concours Kamishibaï plurilingue” mis à jour dans le cadre du projet Erasmus+ Kamilala.