Fondatrice et directrice de l’association Dulala
Montreuil, France
Concours Kamishibaï Plurilingue depuis 2015
Extrait de l’entretien réalisé avec Delphine Leroy le 18 mai 2021 à Montreuil dans le cadre du projet Erasmus+ Kamilala
Le contexte
Plusieurs expériences ont participé à la création de l’aventure Dulala, parmi lesquelles une expérience professionnelle a été particulièrement décisive. C’était au début des années 2000, je venais d’arriver en France et j’enseignais l’italien dans une école publique élémentaire située dans un quartier populaire de la ville de Paris. Avant de débuter cet enseignement, j’ai pris le temps de valoriser les langues des uns et des autres, d’appréhender le sens de cet apprentissage linguistique : j’ai découvert les enfants, leur ai demandé ce qu’ils savaient sur l’italien ainsi que sur d’autres langues.
La démarche de Dulala vient de là: questionner l’usage des langues et révéler l’intérêt de leur apprentissage avec les enfants. Je me suis rendue compte de la frontière qui existait entre la maison et l’école : les univers linguistiques, culturels n’étaient pas perméables. Le temps pris à les valoriser, dans cette école, a suscité un débordement de joie […]. Des enfants qui étaient très timides – parfois très bruyants, mais qui ne prenaient jamais la parole sur le contenu scolaire – pour la première fois, étaient tout fiers de dire « Mais moi, je connais des choses, des mots ».
A la fois très étonnée et heureuse de voir ces résultats, qui ont animé la classe, je les ai partagés avec les enseignants. Des langues étaient « supposées » par les adultes de l’école, ils disaient : « mais si, mais toi, Mamadou tu parles d’autres langues à la maison, c’est évident. » Or, Mamadou avait une langue, une seule, et c’était le français depuis le début. Il y avait ce décalage important entre le monde assigné, supposé par le prénom ou la couleur de la peau, et la langue réelle. J’étais choquée car, sans doute, mon histoire personnelle entrait en écho avec les leurs.
Au bout d’un an, je me suis dit : « c’est ça que je veux faire. Je veux imaginer, réaliser des projets pour valoriser ces compétences incroyables, même la toute petite connaissance qui permet de faire briller les yeux des enfants ».
Le projet de Dulala vient de cette histoire professionnelle – qui a réactivé des éléments de ma petite enfance – mais également de mon expérience de mère.
Ces différents besoins et constats m’ont poussé à créer Dulala, en m’appuyant sur une reprise d’études en économie sociale et solidaire au CNAM. Les débuts ont été difficiles mais la passion et le soutien de ma famille m’ont aidé à franchir les difficultés initiales.
Bio
Dulala trouve aussi racine dans ma toute petite enfance. Je suis née en Vénitie (Italie). Élevée par mes grands-parents, nous communiquions uniquement en vénitien. Tous deux ayant grandi avec une faible fréquentation scolaire, il leur était difficile de parler italien. Petite fille, je percevais que le vénitien n’était pas valorisé : il ne fallait pas le parler à l’école. Cette fracture sociale, pour moi, était blessante. Une forme d’ambivalence résidait entre la langue parlée dans le foyer avec mes grands-parents – la langue des câlins, des réprimandes aussi, de l’enfance – et puis, le regard de la société, des autres acteurs éducatifs qui se préoccupaient de mon parcours scolaire.
Toute petite, j’ai eu honte qu’ils me parlent vénitien car il ne « fallait » pas parler vénitien aux enfants. J’ai intériorisé très tôt ces représentations, ce déni. Plus tard, j’ai eu honte d’avoir eu honte. Cela a nourri mes revendications de jeune fille et d’adolescente.
Adulte, pour mes études j’ai vécu en Russie, où j’ai rencontré mon mari. Nous conversions en espagnol parce qu’il ne parlait pas un mot d’italien et moi pas un mot de français. Avec les années, j’ai appris le français qui est devenu une langue du quotidien, une langue d’utilisation professionnelle, amicale. Nous l’avons alors pratiquée à la maison.
Notre répertoire familial comporte le français, l’italien, le vénitien, pratiqués en fonction du lieu où l’on se trouve. Après il y a d’autres langues apprises par les études, par des expériences de vie à l’étranger : l’espagnol, le russe, l’anglais.
Ma fille est née en 2005. La transmission s’est faite presque naturellement en italien. J’ai tout de même cherché autour de moi des groupes de personnes, des locuteurs avec qui partager cette langue : à deux ans et demi, je voulais qu’elle parle, qu’elle joue en italien avec d’autres enfants. Une langue a besoin d’une communauté pour vivre et se développer et je n’ai rien trouvé, excepté des cours, à partir de 6 ans seulement et organisés le plus souvent dans un contexte religieux (paroisse, mosquée…).
Les toutes premières actions de Dulala ont donc été des ateliers bilingues extrascolaires en italien, en espagnol mais je voulais que ce bilinguisme se développe avec toutes les langues et pas seulement avec les langues déjà valorisées. Pour toucher les langues minorées, il fallait entrer dans les écoles. Nous avons donc proposé des ateliers en wenzhou, en tamoul, en soninké, en arabe maghrébin… Puis en réfléchissant, il aurait fallu ouvrir autant d’ateliers que de langues minorisées, ce qui était impossible. Ce constat, renforcé par la découverte du projet d’ouverture aux langues à l’école de Didenheim, m’a incité à passer à une autre forme d’action, celle de la formation des enseignants et des enseignantes dans une logique d’empowerment. Les premières formations ont commencé à se développer en 2011, donc deux ans après la naissance de Dulala. Un des premiers projets d’accompagnement systématique (pour l’ensemble des acteurs éducatifs) a visé Rillieux-la-Pape, une ville à côté de Lyon, pendant 3 ans dans le cadre du contrat ville. Cette collectivité a inscrit dans son projet de politique éducative la question des langues et du plurilinguisme : elle s’est emparée du projet. Un travail de mise en mots sur les représentations autour des langues, du langage, des langues familiales et de l’apprentissage du français, langue de l’école, a été entrepris. Il a permis de révéler ces thématiques, qui étaient jusque-là invisibles. Certaines langues sont perçues comme bienvenues et d’autres comme nuisibles. Des idées de pollution entre les langues (notamment les langues de l’immigration) peuvent perdurer. Les défendre, c’est avoir une action dans la sphère publique, c’est porter un projet politique. Ces acteurs ont réussi non seulement à le formuler en tant qu’enjeu majeur pour leur ville, mais ils ont aussi mis en place des projets extraordinaires qui ont perduré aux changements de l’équipe municipale, en démontrant que les enfants et les parents étaient plus investis dans les écoles grâce à ces actions et que le lien social s’était amélioré.
Le concours
Le Concours Kamishibaï plurilingue est né cinq ans après le début de Dulala, encore une fois grâce à ma fille. En 2012, elle avait 6 ans. Lors de la fête de fin d’année, les enfants de la classe répartis en binôme venaient lire une planche de l’histoire qu’ils avaient conçue et que les enfants du collège voisin avaient illustrée : je découvrais le kamishibaï, support d’écriture et de lecture. Les dimensions transgénérationnelle, transdisciplinaire, et puis aussi interclasses m’ont impressionné. On voyait les yeux des enfants pétiller, la fierté se dégager. Je suis rentrée à Dulala, j’ai dit aux collègues : « Vous savez quoi ? Il y a un truc Kami, kamichi, je ne sais pas comment on l’appelle mais un truc qui a l’air génialissime. » Je ne connaissais pas du tout les kamishibaïs, à l’époque.
J’imaginais les projets pédagogiques possibles, grâce à cette manière narrative un peu particulière, permettant de découvrir, d’apprendre un tas de choses. Je me suis dit : « Nous produisons tout le temps des ressources. Et si finalement, on s’appuyait sur ce support pour faire en sorte que les enfants imaginent, créent, illustrent une histoire au format plurilingue ? » Ce que je trouvais intéressant, dans cette dynamique, c’était d’encourager les acteurs à produire eux-mêmes leurs outils avec les langues de leur groupe, avec les ressources en présence. Mais aussi de mettre les enfants dans une position d’auteur et illustrateur, levier puissant pour les engager dans les apprentissages, en particulier l’entrée dans la lecture et l’écriture. L’autre atout considérable de ce projet est qu’il est très complet, il s’inscrit dans une pédagogie de projet et permet de travailler à la fois les arts plastiques, le français, l’ouverture au monde, la coopération, l’éducation à l’altérité…
Nous avons lancé le concours en 2014 et, immédiatement nous avons reçu énormément d’inscriptions (plus de 80). L’annonce a été faite à la fois lors d’une conférence pédagogique et sur les réseaux sociaux et le site internet. Beaucoup de demandes émanaient d’enseignants avec qui nous avions déjà travaillé mais également d’autres acteurs provenant des quatre coins de France y compris de régions plutôt rurales, sans beaucoup d’immigration mais qui trouvaient les projets intéressants, car les enjeux de l’ouverture à la diversité linguistique et culturelle y sont tout aussi importants.
Ce projet ne séduisait pas seulement les « adeptes » du plurilinguisme mais également une diversité d’éducateurs : le mot kamishibaï intriguait, puis sa construction narrative suscitait une forme d’attrait. L’ouverture aux langues arrivait généralement dans un deuxième temps : une fois engagés dans la réalisation, l’intérêt de travailler le plurilinguisme apparaissait. Je me rappelle notamment du témoignage d’une directrice d’une petite école en Bretagne qui a signé sa lettre « Nolwenn G., directrice d’une école désormais multilingue » car le multilinguisme s’était révélé grâce à ce projet.
Le succès de la première édition nous a poussé à reconduire le concours en l’ouvrant aux territoires d’outre-mer puis en 2017 aux différentes structures de la francophonie.
Déterminée à partager cette expérience inédite de création plurilingue recouvrant les enjeux d’une éducation ouverte sur la diversité linguistique et culturelle, l’équipe a présenté le projet de concours kamishibaï lors du colloque de l’association internationale EDILIC en juillet 2017. C’est ainsi qu’ont émergé des porteurs de projet au Portugal, en Italie, en Grèce, au Canada. Puis, à partir de 2019 le réseau n’a cessé de s’agrandir avec des profils et des implantations géographiques variés (ambassades, université, collectivités, association, centre de formation…).
A présent cette belle dynamique, reprise par plusieurs porteurs de projets, nécessite le transfert et partage de supports didactiques – objet du projet européen – car Kamilala est devenu un projet plus large, collectif. Dans la visée de son institutionnalisation, le besoin de démontrer ses bénéfices par de multiples acteurs et actrices en France, mais aussi à l’étranger, contribuera à le valider. Le rêve initial est donc devenu réalité : aujourd’hui aux quatre coins du monde des milliers d’enfants, tous les ans, apprennent, coopèrent, découvrent la richesse de la diversité dont eux-mêmes et les autres sont porteurs par le biais des kamishibaïs plurilingues !
Portrait mené dans le cadre de la production du livret intitulé “Guide pour toute structure éducative souhaitant mettre en place un Concours Kamishibaï plurilingue” mis à jour dans le cadre du projet Erasmus+ Kamilala.